18
Traqueur fila à toute allure. Kaemouaset n’était plus dans la fleur de l’âge et certainement pas un homme d’action. Le voyant hésiter, Bak passa son bras autour de ses hanches et le porta à moitié jusqu’au bas de la pente. Hori courait vers l’est le long de la terrasse. Le chien le dépassa comme une flèche et ne s’arrêta qu’une fois en lieu sûr, à l’avant du temple. Kasaya semblait fixé au sol par de la glu. Il ignora une première averse de sable et de cailloux, et brandit le miroir pour émettre un signal.
Bak poussa Kaemouaset à la suite d’Hori. La falaise, loin au-dessus du temple, semblait s’être fendue. D’épaisses volutes de poussière jaune montaient des rocs, des pierres et du sable qui dévalaient l’à-pic dans un grondement effrayant.
— Kasaya !
Comprenant que le Medjai ne pouvait l’entendre, il le tira par le bras et lui cria dans l’oreille :
— Viens ou tu vas être enterré vivant !
Courant tout en se retournant pour continuer d’envoyer des signaux, Kasaya fixa le sommet de l’escarpement, au-dessus du Djeser Djeserou, et hurla quelque chose. Ses paroles furent couvertes par le tumulte, mais, voyant l’animation de son visage, Bak regarda dans la même direction.
Un éclair miroita, sur la piste tout en haut : la réponse du sergent d’une escouade de dix gardes royaux qui s’étaient cachés derrière le nouveau temple, plus tôt dans la journée. Bak ne distingua pas d’autre signe de vie. Païri et Houmaï se dissimulaient-ils, prêts à déclencher un éboulement sur le Djeser Djeserou comme sur l’ancien sanctuaire quelques instants plus tôt ? Ou les gardes les avaient-ils capturés avant qu’ils ne puissent nuire davantage ?
Une grêle de pierres commença à s’abattre autour d’eux, sur eux, à cribler leur tête et leurs épaules. Une arête vive entailla le dos de Bak, où le sang perla. Il arracha le miroir des mains de Kasaya et le força à fuir pour de bon. Ils suivirent le bord de la terrasse, où moins d’obstacles entravaient leur course. Le martèlement de leurs pieds sur le dallage se perdait dans le bruit de tonnerre des moellons qui dégringolaient le long de la paroi, heurtaient les tours rocheuses ou déboulaient sur le vieux temple, parmi les colonnes, les architraves et les linteaux brisés entre lesquels Bak et ses amis étaient si récemment passés.
Un bloc immense, capable d’écraser un homme, surgit du nuage de poussière et roula derrière eux le long de la terrasse. Des pierres et de la terre arrivèrent dans son sillage. Le nuage tourbillonnant dévorait tout sur son passage. Bak murmura une prière et courut à toutes jambes.
L’énorme roc bascula au bord de la terrasse et s’enfonça dans le sable. La poussière soulevée tout autour se fondit dans le nuage. Des pierres ricochaient autour de leurs jambes et sous leurs pieds, menaçant à chaque pas de leur faire perdre l’équilibre. La poussière les engloutit, leur brûla les yeux et la gorge. Kasaya trébucha, tomba. Bak le tira par le bras, le Medjai se hissa sur ses jambes et ils se remirent à courir. Un gros caillou frappa Bak dans le dos avec une violence qui lui coupa le souffle. Il respira un grand coup et courut de plus belle.
Soudain, ils surent que le pire était passé. Les pierres perdirent de leur vitesse, puis s’immobilisèrent. Ils ralentirent, se regardèrent, échangèrent des sourires de soulagement. Ils étaient saufs.
Ils continuèrent d’avancer, les jambes chancelantes, la poussière collée sur leur corps en nage. Aucun d’eux ne parlait ; chacun remerciait en silence les dieux de l’avoir épargné. Lorsqu’ils rejoignirent Hori, Kaemouaset et le chien, le grondement assourdissant s’était réduit à des craquements sporadiques. Au-dessus du sanctuaire, le nuage se déchirait ; ses derniers lambeaux étaient emportés par la brise.
Ils ne pouvaient voir le vestibule ni la cour à colonnade, toutefois ils imaginaient combien les chambres du fond avaient souffert. L’angle nord-ouest de la cour principale, où ils se trouvaient au début de l’éboulement, était jonché de sable et de rochers. Le mur près des chapelles était enseveli. Le puits des pilleurs avait certainement été comblé.
Bak leva brusquement la tête vers la petite silhouette, sur la piste à flanc de montagne au nord du Djeser Djeserou.
— Menna n’a pas bougé, remarqua-t-il. Un innocent ne serait-il pas accouru à notre aide ?
Il adressa à ses compagnons un sourire grave avant d’annoncer :
— Je monte le rejoindre. Il n’y a plus aucune raison que vous restiez ici, désormais. Nul ne pillera plus ces tombes avant longtemps.
Traqueur sur leurs talons, Bak et Kasaya dévalèrent la rampe utilisée par les ouvriers pour récupérer les pierres de l’ancien temple, puis ils gravirent la pente opposée pour accéder à la terrasse du Djeser Djeserou.
Amonked, que Bak n’avait jamais vu avancer aussi vite, les rejoignit près de la grande statue blanche d’Hatchepsout.
— Qu’Amon soit comblé d’offrandes ! Te voici sain et sauf ! dit-il en étreignant Bak par les épaules. Lorsque j’ai vu ce piton s’effondrer…
Il se mordit la lèvre pour tenter de contenir son émotion et se tourna vers le Medjai.
— Quant à toi, jeune homme, qui es resté sur cette terrasse pour envoyer ton message pendant que les pierres pleuvaient autour de toi…
Il tapota Kasaya dans le dos, secoua la tête avec stupéfaction et confia :
— Tant de bravoure me laisse sans voix.
Bak fut plus touché qu’il ne voulait l’admettre par cette démonstration d’affection, bien inhabituelle de la part d’Amonked.
— Sais-tu ce qui se passe au sommet ? Les hommes postés là-haut ont-ils capturé les complices ?
L’intendant s’éclaircit la gorge et recouvra son sang-froid.
— Je n’en sais pas plus que toi. Nous gravissions la chaussée vers le temple d’Hatchepsout quand la falaise s’est ébranlée. Le chef de l’unité spéciale envoyée par Maïherperi a poussé un cri d’avertissement. Jamais on n’a vu une foule se disperser aussi vite, commenta Amonked avec un sourire un peu ironique. À croire que les rochers tombaient sur nous, et non sur vous.
Bak sourit lui aussi en imaginant la scène.
— Quand Senenmout quitte-t-il le Djeser Djeserou ?
— Je lui ai appris que tu avais posté des gardes dans la montagne, c’est pourquoi il désire rester et voir les misérables qui ont déclenché cette catastrophe. À dire vrai, je soupçonne qu’il craint de retourner à la maison royale alors qu’une menace pèse encore sur le projet le plus ambitieux de notre souveraine.
— On le comprend, répondit Bak d’un ton narquois.
Un nouveau sourire effleura les lèvres d’Amonked.
— As-tu trouvé le tombeau, ou l’éboulement a-t-il coupé court à tes recherches ?
Bak fit signe à un porteur d’eau et rinça sa bouche pleine de poussière.
— Oui, nous avons trouvé une tombe, intendant, toutefois je n’ai pas le temps d’en parler. Nous avons repéré le lieutenant Menna sur cette piste, au nord. Il n’a pas approché depuis que nous l’avons aperçu, ce qui me paraît pour le moins suspect. Je pars le rejoindre avant qu’il ait une chance de s’enfuir.
Il remplit à nouveau le bol et but à longs traits, se préparant à la mission qui l’attendait.
Amonked scruta la silhouette sur la piste, au loin, et l’inquiétude assombrit ses traits.
— Oui, il le faut.
— Kaemouaset te racontera tout, précisa Bak.
Il adressa un bref sourire au prêtre qui approchait et se tourna vers le Medjai.
— Tu ne viens pas avec moi, Kasaya. Va trouver le lieutenant qui commande les hommes au brassard rouge…
Il leva une main pour imposer silence au Medjai, dont le regard était lourd de reproche.
— Veille à ce qu’ils me suivent aussi vite que possible, et accompagne-les. Il faut bloquer cette piste afin que Menna ne puisse s’échapper par ici. De plus, j’aurai peut-être besoin d’aide pour le maîtriser.
Bak traversa la terrasse à la hâte, ne s’arrêtant qu’une fois, en rencontrant un chef d’équipe muni d’un bâton deux fois plus long que son bras. Il l’emprunta pour s’en faire une arme de fortune, plus à son goût que la dague à sa ceinture. Ce substitut à son bâton de commandement était plus épais, un peu plus lourd, moins bien équilibré et probablement moins solide. Bak ne s’en plaignit pas. Cela lui suffirait.
Le lieutenant Menna n’avait toujours pas bougé. Il restait tout au bout de la longue piste qui traversait la pente, sous le sommet. De là, le sentier remontait presque directement avant de bifurquer vers la gauche pour franchir la falaise, beaucoup moins haute et raide qu’au fond de la vallée des temples. En fait, l’escarpement formait une ligne brisée qui descendait graduellement vers l’est. Au sommet, la piste partait vers l’ouest jusqu’au point culminant de la falaise derrière les deux sanctuaires, puis se poursuivait au-delà.
Pourquoi Menna ne bougeait-il pas ? Attendait-il que la paroi s’écroule sur le Djeser Djeserou ? Se demandait-il s’il pouvait descendre en toute quiétude ou s’il valait mieux battre en retraite ? Quelle serait sa réaction lorsqu’il verrait Bak monter le sentier à sa rencontre ?
Le policier savait ce qu’il aurait fait, pour sa part : il aurait tourné les talons et escaladé la piste aussi vite qu’il le pouvait. Bien entendu, Menna avait aussi la possibilité de quitter le sentier pour dévaler la pente jusqu’au fond de la vallée, mais, dans ce cas, Bak alerterait les ouvriers de la carrière, qui le mettraient en pièces en apprenant qu’il était l’esprit malin. Non, s’il optait pour la fuite, il n’avait d’autre choix que de revenir sur ses pas.
Bak, lui, serait contraint de le suivre. Au-dessus du Djeser Djeserou, la piste se scindait en deux chemins qui finissaient par en croiser un troisième, plus fréquenté. L’une des intersections se trouvait à quelque distance au sud-ouest, l’autre coupait une crête élevée, après quoi cette partie de l’embranchement continuait en direction du nord-ouest. Quant au troisième chemin, il aboutissait au nord à la Grande Place, la vallée où reposait le père d’Hatchepsout et où la reine faisait creuser sa propre sépulture. Au sud, il rejoignait le village où vivaient les ouvriers du tombeau.
Essayant de garder l’air naturel, Bak traversa sans hâte une bande sablonneuse au pied de la piste et entreprit son ascension. Menna ne vint pas à sa rencontre, signe évident de culpabilité. Alors que ses derniers doutes disparaissaient, Bak eut un sourire désabusé en songeant qu’il n’avait pas su se fier à son instinct. Après un raidillon, le sentier partait vers l’est en une longue montée graduelle sur le flanc de la falaise, jusqu’à l’endroit où Menna restait campé.
Méfiant, celui-ci était trop prudent pour descendre vers le policier, mais pas encore inquiet au point de prendre la fuite. Bak voulait s’approcher de lui le plus possible avant qu’il ne devine ses intentions. Un tête-à-tête aurait été idéal, mais était bien improbable, il le savait.
À mi-chemin, le policier leva la main pour adresser à Menna un signe amical qui, en temps normal, aurait dû l’inciter à venir vers lui. Le lieutenant de la garde continua de l’observer, impassible. Bak poursuivit sa route, faisant appel à toute la patience dont il était capable pour s’empêcher d’accélérer le pas.
À nouveau, la distance entre eux se réduisit de moitié. Bak s’apprêtait à le héler quand brusquement Menna se tourna et, à grandes enjambées, entreprit de gravir la pente la plus escarpée. Bak se retourna pour comprendre la raison de cette volte-face. En bas, sur la terrasse, Kasaya, Amonked, Kaemouaset et Pached parlaient avec le lieutenant responsable de l’unité spéciale. Les gardes royaux au brassard rouge affluaient vers eux de toutes les directions et formaient une colonne. Bak jura tout bas. Il n’avait jamais vu d’officier réunir ses hommes aussi vite. Menna, ayant reçu une formation militaire, avait deviné leur dessein.
Mais la colère était stérile et Bak préféra se réjouir que les renforts aient réagi avec célérité. Il se lança à la poursuite de Menna. Il fut terriblement tenté de couper en diagonale vers le point où le sentier s’élevait vers le faîte de l’escarpement, toutefois le souvenir de son ascension au-dessus du Djeser Djeserou le convainquit de rester sur la piste. Usée par les nombreux pieds qui l’avaient foulée, elle serait aussi rapide et beaucoup moins périlleuse.
Il atteignit bientôt le bout du chemin de traverse où Menna était resté si longtemps. Tandis qu’il entamait la pente abrupte, le fugitif se retourna et lui cria :
— Tu ne me prendras jamais !
— Mieux vaut que ce soit moi, plutôt que les ouvriers du chantier !
Le rire de Menna sonna faux tandis qu’il se remettait à grimper. Il ne pouvait nourrir d’illusion sur son avenir, si Bak ou les gardes le capturaient. Il comparaîtrait devant le vizir en personne, qui le jugerait coupable, ordonnerait l’empalement ou, plus vraisemblablement, la mort sur le bûcher. Si les ouvriers du Djeser Djeserou s’emparaient de lui, il serait lapidé, voire pire ; son corps démembré et rompu serait jeté aux crocodiles. Qu’il soit consumé par le feu ou dévoré par les sauriens, il serait voué à l’oubli éternel, sans espoir de poursuivre son existence dans l’au-delà.
Bak montait d’un pas vif et régulier. La chaleur était intense sous le soleil cruel, prompt à saper l’énergie. La sueur brûlait la coupure sur son dos ainsi que plusieurs autres écorchures. Il se sentait la bouche sèche et l’estomac creux.
L’homme devant lui n’était qu’à quelques pas de l’endroit où la piste tournait sur la gauche. Pour quelqu’un qui prétendait passer le plus clair de son temps à compulser des documents et à rédiger des rapports, Menna se révélait rapide et endurant. Grâce, supposa Bak, à ses nombreuses nuits passées dans les cimetières, à chercher des tombeaux anciens regorgeant de richesses.
Menna tourna à gauche et disparut derrière un groupe de rochers. Bak continua à monter sans modifier son allure. S’épuiser dans un effort trop intense pouvait lui faire perdre la chasse – ou plus tard la bataille, s’ils en arrivaient là. Il contourna les rochers et leva les yeux.
À cinquante pas de là, non loin du sommet, Menna marqua une pause pour lui demander :
— Tu l’as appris aux hommes du Djeser Djeserou ?
— Que tu es l’esprit malin ? interrogea Bak sans s’arrêter.
À la mention de ce surnom, l’officier de la garde eut un rire sec et sans joie.
— Oui.
— Je ne le leur ai pas dit, mais ils le sauront bientôt.
— Une nouvelle aussi délectable serait impossible à passer sous silence.
— La vie que tu menais est terminée pour de bon. Ma présence n’est que la première goutte avant l’orage. Si je ne réussis pas à t’arrêter, d’autres viendront.
Sans ralentir un instant, ne songeant qu’à combler l’écart qui les séparait, Bak jeta un coup d’œil vers le Djeser Djeserou où l’unité spéciale avançait rapidement vers le pied de la piste. Kasaya, tenant Traqueur en laisse, marchait aux côtés de l’officier à la tête de la colonne. Le policier était sûr que Menna pouvait les voir, de là où il se tenait.
— Tout est fini, lieutenant.
— Ma vie à Kemet est terminée, sans doute, mais je suis loin d’avoir dit mon dernier mot. J’ai grandi sur la rive occidentale de Ouaset. Personne au monde ne connaît mieux que moi les oueds qui s’étendent par-delà la Grande Place.
Bak doutait qu’il ait vraiment l’intention de s’enfoncer dans le désert. C’était avant tout un homme du fleuve et de la ville.
— Tu étais à la garnison, ce matin. Tu sais donc que les soldats ont commencé au point du jour à chercher le bateau de Païri et Houmaï. Je parie qu’ils l’ont trouvé, à l’heure qu’il est.
— Il y a d’autres bateaux, lieutenant !
Menna tourna les talons et se remit à grimper, puis disparut tout en haut.
Avec un mince sourire, Bak monta derrière lui. L’officier s’était trahi. Il comptait fuir par le fleuve, et non se perdre parmi les dunes du désert.
Bak s’arrêta un moment au sommet afin de trouver ses repères. Il n’avait pas emprunté cette piste depuis l’époque ou, adolescent, il chassait les oiseaux et les lièvres dans les oueds environnants, mais elle avait très peu changé au fil des années. Vers l’ouest, la falaise formait un arc léger et prenait progressivement de la hauteur jusqu’à l’arrière de la vallée, pour culminer au-dessus des deux temples. Devant, Menna suivait un sentier qui s’écartait du précipice pour épouser une longue série irrégulière de collines au sommet de l’arête qui séparait le Djeser Djeserou de la Grande Place.
En bas, sur la pente inférieure, les gardes royaux couraient sur le sentier. Ils avançaient deux de front, l’un s’effaçant derrière l’autre chaque fois que le passage s’étrécissait. Un faible aboiement parvint aux oreilles de Bak, qui distingua Kasaya en train de regarder dans sa direction. Il agita la main et tendit le doigt vers l’ouest afin que le Medjai sache de quel côté Menna était parti et où lui-même comptait se diriger.
Il se remit en route, scrutant le paysage devant lui. Il ne voyait pas les gardes postés en haut de la falaise surplombant le nouveau temple, mais il supposait qu’ils étaient là. Menna courrait droit dans leurs bras ou, plus vraisemblablement, il les repérerait avant et tenterait de fuir, soit par la piste aboutissant à la Grande Place, soit par un petit chemin peu utilisé qui débouchait dans un des nombreux oueds situés à l’ouest. Dans cette région désolée et stérile, il n’aurait aucun mal à se cacher jusqu’au moment où il pourrait regagner le fleuve sans encombre.
Avec le temps, l’armée retrouverait sa trace, bien sûr, mais…
Bak comprit soudain qu’il ne voulait pas que d’autres arrêtent l’esprit malin. Il tenait à s’en charger lui-même.
Cette idée lui donna des ailes. Il se mit à courir, les yeux rivés sur l’homme devant lui. Un petit nuage poudreux montait à chacun de ses pas, et la poussière que Menna soulevait dans sa fuite, restée en suspens, lui picotait les narines.
La piste s’approchait du bord de la falaise, descendait brusquement sur le versant d’un oued qui s’éloignait vers la droite, puis se poursuivait, tantôt frôlant l’abîme, tantôt longeant les formations pareilles à des collines. Bak souffrait d’un point de côté. Ses mollets étaient douloureux et le bâton pesait de plus en plus dans sa main.
L’écart qui le séparait de Menna diminuait : plus que quarante pas, puis trente, puis vingt. L’officier de la garde l’entendit, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et accéléra. Bak conserva son rythme ; l’effort nécessaire pour ne pas se laisser distancer l’aurait épuisé.
Ils grimpaient toujours ; le précipice paraissait encore plus effrayant. Une colline allongée semblable à une crête s’élevait sur la droite, et la piste avec elle, côtoyant périlleusement le gouffre. Bak aperçut le Djeser Djeserou, pâle et insignifiant dans cette immense vallée, réduit à une série de barres horizontales dans un paysage de sable et de pierres émoussé par le temps. L’imposante paroi dominait le chantier de sa hauteur vertigineuse, façonnée par les éléments en tours et en crevasses, en replis et en blocs qui paraissaient accrochés par miracle à la roche principale. Son ombre s’était teintée de rose foncé, ses facettes se paraient sous le soleil d’une multitude de jaunes et d’ors.
Un bref regard en arrière permit à Bak d’apercevoir Kasaya, Traqueur et le lieutenant qui couraient en haut de la falaise, suivis de près par une demi-douzaine de gardes royaux débouchant de l’escarpement.
Alors qu’il approchait du sommet de la colline, il commença à nouveau à rattraper Menna, qui ralentissait et montrait des signes de fatigue. Bientôt, il ne fut plus qu’à dix pas, assez près pour entendre sa respiration laborieuse. Il le poursuivit le long d’un étroit surplomb qui s’élevait entre la falaise à sa gauche et un oued, sur sa droite. Au-delà, la piste formait un coude pour obliquer vers la Grande Place. Les gardes censés les attendre n’étaient pas là.
Menna prit le sentier de droite. Bak s’élança et franchit la distance qui les séparait en quelques pas. Jetant son bâton, il ceintura l’officier au niveau des cuisses et le plaqua à terre. Ils roulèrent dans la poussière. Bak s’efforçait en vain d’affermir sa prise. Ses bras, de même que les jambes de son adversaire, étaient moites. Menna tenta de se dégager à coups de pied dans l’estomac ou l’entrejambe, mais Bak tint bon et parvint à limiter ses mouvements.
Roulant toujours, ils quittèrent la pente. Le lourd contrepoids à l’arrière du collier de Menna s’accrocha à une pierre, le fil se brisa et les perles se répandirent. L’officier parvint à agripper la pierre et frappa Bak sur le côté de la tête. Ce coup oblique fit tinter ses oreilles, sans toutefois l’assommer, mais il comprit l’avertissement. Lâchant les jambes de son ennemi, il se jeta sur le côté, puis se releva.
Menna se redressa plus lentement, la pierre à la main, une expression calculatrice sur le visage. Bak recula, aussi méfiant que s’il avait été menacé par une lance. Il chercha des yeux le bâton dont il avait eu l’imprudence de se défaire et le repéra, à six ou sept pas – trop loin. Menna profita de cet instant d’inattention pour se ruer vers lui en brandissant sa pierre, prêt à lui fracasser le crâne. Bak s’écarta d’un bond, se retourna et assena son poing de toutes ses forces dans les reins de l’officier. Celui-ci se cambra en gémissant, mais resta debout. Reculant un peu, il lâcha la pierre et tira sa dague de son étui. Les jambes écartées, les yeux menaçants, il semblait défier Bak de venir le chercher.
Le policier dégaina sa propre dague. Ils se retrouvèrent face à face, à quatre pas l’un de l’autre, le souffle court, la sueur coulant sur leur visage et leur corps gris de poussière. Bak savait que son ennemi, bien qu’aussi fourbu que lui, se battrait avec l’énergie du désespoir.
Distinguant l’écho de pas précipités, Bak lança un rapide coup d’œil vers la piste. Le lieutenant et Kasaya, le chien en laisse courant à leur côté, arrivaient devant une longue file désordonnée de gardes, à environ deux cents pas.
Menna les regarda lui aussi, puis il sauta sur son adversaire en abattant sa dague. Bak esquiva, sentit la lame érafler son bras, la chaleur du sang qui sourdait de la blessure. Menna avança, profitant de son avantage pour le repousser vers le bord du gouffre. Bak se déplaça lentement sur le côté dans l’espoir de se rapprocher du bâton. Il détestait le combat à la dague, la proximité de la lame trompeuse capable de saigner un homme à blanc ou de léser un organe vital. Et, par-dessus tout, il redoutait de tomber.
L’officier de la garde avança, les traits déformés par un rictus, et se prépara à porter le coup final.
C’est alors que Bak écarta avec vigueur la main qui allait le frapper et écrasa son poing gauche sur le menton de Menna. Celui-ci secoua la tête pour s’éclaircir les idées, puis baissa les épaules et chargea comme un taureau furieux. Bak l’évita. Il ne se trouvait plus qu’à quelques pas du bâton – et du précipice. Menna tenta de s’interposer entre l’arme et lui, de l’obliger à reculer encore. En désespoir de cause, Bak lança sa dague. La lame fendit l’air et s’enfonça profondément dans l’épaule droite de l’officier.
Celui-ci se figea, porta sa main libre sur le manche humide. Il fixa avec incrédulité le sang qui suintait entre ses doigts, puis releva les yeux vers Bak. Il laissa échapper sa dague et tomba à genoux, respira à pleins poumons, toussa. Un filet de sang coula à la commissure de ses lèvres.
Bak s’approcha de lui. Kasaya, le lieutenant et Traqueur arrivèrent en courant. Un sergent et quelques gardes les talonnaient ; les autres, encore disséminés le long de la piste, ne tarderaient guère. Menna regarda les hommes qui se rassemblaient autour de lui. Plus tard, Bak songea que ce n’étaient pas eux qu’il voyait, mais le destin qui attendait l’esprit malin.
Non sans effort, Menna se leva. À la stupeur générale, il poussa Bak avec rudesse et se dirigea en titubant vers le bord de la falaise. Avant que quiconque ait compris son intention, il se jeta dans l’abîme.
Abasourdi, Bak s’approcha et plongea son regard dans le vide. Sur la pente abrupte d’une saillie rocheuse qui dominait l’arrière du temple, Menna gisait, les membres disloqués.
Kasaya et le lieutenant vinrent derrière lui et scrutèrent eux aussi le précipice. L’expression stupéfaite de l’officier se mua en soulagement.
— Nul ne pourrait survivre à une telle chute.
Bak hocha la tête.
— Il savait qu’il n’avait plus rien à espérer. En fait, il était déjà mort.
La brise porta vers eux l’écho de cris de joie assourdis par la distance.
— Regarde en bas, chef ! dit Kasaya en tendant le doigt.
On eût dit que tous les bâtisseurs du Djeser Djeserou s’étaient rassemblés sur la terrasse, parmi les statues et les tronçons de colonne, pour acclamer la mort de l’homme qui, ces dernières années, avait rempli leur existence de terreur, de souffrance et de deuils.